vendredi 12 février 2010

Kelley Jones, deux pages couvertures de la série Batman (1995)

Comme tout francophone, j’ai grandi avec les bandes dessinées européennes – belges (Hergé et Tintin au premier chef, mais aussi Jacobs [Blake & Mortimer] et Lucky Luke) et françaises (Astérix… j’ai découvert Fred et Philémon beaucoup plus tard). Je me suis intéressé aux comics anglo-américains à quatorze ans. Assez rapidement, mes goûts se sont éloignés (de manière consciente ou non) du style « ligne claire » européen pour plutôt gagner des territoires plus sombres et sinistres.

Un des deux premiers comics que je me suis procurés en 1995 était un numéro de Batman dessiné par Kelley Jones (né en 1962). Après avoir illustré les pages couvertures des séries Batman et Detective Comics pendant quelques années, il devint le principal dessinateur de la série Batman (le titre principal parmi les publications mettant en vedette le justicier masqué ou caped crusader) au début de 1995, flanqué par le scénariste Doug Moench et l’encreur John Beatty. Pendant un peu plus de trois ans, ils produisirent ensemble près de quarante numéros aux histoires étranges et mystérieuses, illustrées avec panache et originalité par des artistes qui tranchaient radicalement par rapport aux modes du temps.

Dès les premiers numéros du tandem Moench/Jones/Beatty, les réactions étaient très partagées, certains adorant le tournant expressionniste de la série, d’autres s’ennuyant désespérément d’une allure plus sage et classique (parmi les controverses de l’époque : la taille démesurée des « oreilles » de Batman, dans la version Jones!). Encore aujourd’hui, son style ne fait pas l’unanimité; j’ai pu le constater en montrant quelques-unes de ses illustrations à des proches, qui n’ont pas toujours partagé mon enthousiasme.

L’un des principaux intérêts des personnages célèbres des comics américains est de les voir soumis aux variations les plus éclatées au fil des décennies, qu’il s’agisse des récits ou des illustrations. Un personnage comme Batman a vécu beaucoup plus de neuf vies; il a été naïf, intense, rangé, dispersé, héroïque ou monstrueux au gré des auteurs et des dessinateurs qui l’ont fait vivre. Rarement a-t-il été aussi inquiétant et effrayant que lorsqu’il est dessiné par Jones – sous son crayon, le personnage est une créature insaisissable dont la cape emprunte des trajectoires impossibles. Le réalisme est complètement banni : ne restent que des impressions difficiles à oublier.

Je consacrerai quelques sections à l’art expressionniste de Kelley Jones sur ce blogue; je commence en incluant mes deux pages couvertures favorites réalisées lors de son passage sur Batman, de 1995 à 1998; les deux illustrations ont été publiées en 1995. D’autres envois privilégieront un autre aspect de son style, ou une autre série.



La première page couverture est tirée du #521 de Batman, qui raconte la première moitié d’une histoire mettant en vedette Killer Croc, une créature des bayous qui a été souvent utilisée depuis sa première apparition, en 1983. Jones a multiplié les images montrant la dimension cauchemardesque du mythe de Batman au fil des ans, et cette illustration est l’une des plus fortes. Les étranges visages qui tapissent l’arrière-plan suggèrent un rêve macabre… mais le rêve de qui, au juste? Comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Jones, le véritable monstre, dans cette illustration, est moins Killer Croc que Batman lui-même, celui qui est censé représenter la loi et la justice.



La deuxième page couverture est tirée du #524 et a donc paru quelques mois à peine après la précédente. Le thème de la « chambre à miroirs » a donné lieu à plusieurs images mémorables dans l’histoire de l’art (au cinéma, notamment, dans une des dernières séquences du film The Lady From Shanghai, d’Orson Welles), et Jones l’a exploité à son tour dans ce dessin fantastique. Les miroirs offrent autant de facettes de Scarecrow, cet épouvantail créé en 1941, peu de temps après Batman lui-même (on l’a vu au cinéma, en 2005, dans Batman Begins). Batman trône au centre de l’image, sa cape se déployant d’une manière illogique et expressive (une des marques de commerce de Jones).

(Note : l’association de Jones à Batman ne se limite pas aux titres Detective Comics et Batman mentionnés jusqu’ici – il a également illustré de multiples séries parallèles, la plupart écrites par Doug Moench [dont une trilogie mêlant les thèmes de Batman à ceux de la littérature de vampires, Haunted Gotham et la récente The Unseen], mais quelques-unes étant écrites par d’autres auteurs… dont la récente Gotham By Midnight, avec Steve Niles.)

mercredi 3 février 2010

Max Ernst, L'oeil du silence (1943-1944)

Ah… Max Ernst (1891-1976). Moins célèbre que René Magritte ou Salvador Dali, entre autres peintres surréalistes, Ernst est pourtant un immense artiste. Son œuvre a subi plusieurs métamorphoses au fil des années; les styles et les expérimentations se succèdent à un rythme effréné dans ses travaux, et on ne peut limiter la « manière ernstienne » à une seule forme. Peinture, dessin, sculpture, collage… il s’est plu à tout essayer.

L’introduction la plus percutante à l’œuvre de Ernst, pour les non-initiés, est probablement la série d’œuvres produites grâce à une technique qualifiée de décalcomanie. Oscar Dominguez a été le premier peintre surréaliste à s’en réclamer, mais les œuvres de Ernst (son ami) sont probablement les exemples surréalistes les plus célèbres de tous. La décalcomanie est un procédé de transposition : quelque chose est appliqué sur un support (de la gouache sur du papier ou du plastique, par exemple), puis ces couleurs sont apposées, par des frottements réguliers, sur une toile. Une sorte de peinture sans pinceaux!



Toutes les décalcomanies de Ernst me plaisent beaucoup, mais je choisis ici celle qui m’a ouvert les yeux sur ce pan de son œuvre : L’œil du silence. Les paysages énigmatiques des décalcomanies de Ernst semblent souvent dépourvues de toute présence… vivante, à première vue en tout cas. Leur examen attentif (j’aurais presque envie de dire : leur contemplation) révèle toutefois qu’il en va tout autrement. Cette image nous montre une nymphe allongée, en bas à droite; les diverses formes organiques du tableau font parfois naître des visages, des yeux ou des créatures à mi-chemin entre l’animal et le fossile (cet aspect rappelle l’intérêt de Max Ernst pour la nature – il a fait paraître un album intitulé Histoire naturelle en 1926, avec une préface de Jean Arp).

Comme la signification des formes d’Yves Tanguy (un autre peintre surréaliste sous-évalué), celle des formes de Max Ernst n’en tient qu’à la perspective du spectateur.